Sunday, October 14, 2012

La Tour Eiffel, Isabelle Milkoff, Texte français



La Tour Eiffel 
Isabelle Milkoff, Montréal, 2008 


- Mais la Tour Eiffel, tu la reconnaîtrais, hein ?
- La Tour Eiffel. Oui. Tout de même.
Il avait dit ça avec fermeté, mais j’avais bien senti que la conviction n’y était pas. A plusieurs reprises, j’avais dû lui dire où nous en étions. Porte d’Orléans, Alésia, Denfert-Rochereau, Port Royal – j’aurais pu prendre un chemin plus direct pour le ramener chez lui, place de l’Etoile, mais j’avais voulu vérifier jusqu’où sa mémoire était endommagée. A chaque étape, je l’interrogeais – et là, on est où ? tu reconnais ?- il secouait doucement la tête.
- Non. Ça ne me dit rien, répondait-il et je sentais au ton de sa voix qu’il était désolé, ennuyé vraiment, agacé aussi, de ne pouvoir mettre un nom sur tous ces lieux qu’il avait parcourus des centaines et des centaines de fois.
A vrai dire, les abords de la porte d’Orléans ressemblent aux abords de nombreuses portes de Paris. La nationale 20 n’a pas l’apanage des grands immeubles qui la bordent.  L’église, Place d’Alésia, est quelconque et sans finesse. Qu’il l’ait effacée de sa mémoire était plutôt une preuve de bon goût. Quant à la Tour Montparnasse, qui se profilait dans le lointain, elle était trop loin et ce n’était qu’un bloc d’un seul tenant, un  monolithe sans aspérités, dont la seule distinction venait de ce qu’il était plus haut que les autres. La place Denfert-Rochereau, elle, avec sa statue et ses deux barrières d’octroi, aurait dû réveiller ses souvenirs. Nous ne la franchissions jamais, quand nous étions petits, sans avoir droit à un discours sur l’époque où on était déjà presque à la campagne, où l’on voyait au loin des vergers et des potagers, où la proche banlieue était un havre de verdure, un jardin d’abondance. « Il faut raccrocher la mémoire de maintenant à la mémoire d’avant, nous avait dit Samuel Lévy, le neurologue que nous étions allés consulter. Raviver des images anciennes pour permettre aux nouvelles de se fixer. » Mais, là, pendant ce trajet en voiture, ça ne fonctionnait pas. L’aspect dégagé de la place avec son échappée vers l’ouest, au-delà de la station de R.E.R., le Boulevard Blanqui d’où émergeait le métro aérien, le Boulevard Arago et ses acacias déjà en fleurs, rien ne s’arrimait au passé. Il ne reconnaissait rien. Est-il possible qu’un jour, nous traversions les lieux familiers, où nous circulons notre vie durant, comme si nous ne les avions jamais habités ? 
Au carrefour Vavin, j’ai engagé la voiture sur le Boulevard du Montparnasse, où les cafés étalaient déjà leurs terrasses généreuses. Nous y avions souvent dîné, à l’occasion d’un  de nos anniversaires ou d’une réussite scolaire. L’argent coulait à flots alors et se coucher tard ne lui faisait pas peur. Il prenait la vie à pleins poumons. Il était fort, grand, puissant et souriant. Rien à voir avec le vieillard assis à mes côtés dans la voiture, dont la tête dodelinait et qui se laissait conduire sans rien dire.
- Et là, tu reconnais ?
- Quoi ?
- Les cafés, là, sur le côté ?
- Non. Qu’est-ce que c’est ?
- C’est La Coupole. Et en face, c’est le Sélect.
- Ah ! La Coupole !  Il avait prononcé le nom du restaurant, avec intérêt -peut-être relançait-il des souvenirs précis -et, en même temps, avec indifférence.
- Ça a drôlement changé, dis donc, non ? a-t-il rajouté.
- Non, je ne crois pas. Enfin, je ne sais pas.
Ça n’avait pas bougé. Ni la Coupole  ni le Select. C’étaient toujours les mêmes enseignes surmontant les vitrines des deux cafés si célèbres. Et devant Notre-Dame, que dirait-il ? Pour un peu j’aurais bien fait le détour juste pour voir.
Il scrutait la chaussée devant nous. C’est tout juste s’il regardait sur les côtés. A peine s’il cherchait à se souvenir, à retrouver un paysage mental qui se serait superposé au tableau derrière les vitres et lui aurait permis de l’identifier. Je n’aurais su dire s’il était affecté par son incapacité à reconnaître ou s’il était déjà ailleurs. Insouciant de l’allure que pouvait bien avoir le monde au-delà du pare-brise.
Nous avons atteint la place du Montparnasse. Je me suis tue. Je n’allais tout de même pas lui demander à chaque carrefour, s’il repérait quelque chose. « Vous vous y prenez mal, Mademoiselle. Ce n’est pas l’image actuelle du lieu qui va réveiller le souvenir mais le souvenir, l’image ancienne, qui permettra de mettre un nom sur l’image présente», m’aurait expliqué S. Lévy s’il avait été dans la voiture. « Notre mémoire est plurielle, elle est constituée d’une dizaine de systèmes différents et distincts, qui peuvent interagir ou pas. Chaque système est indépendant des autres. Nous pouvons nous souvenir des faits et gestes immédiats. Et pas de ceux que nous avons faits tout au long de notre vie, régulièrement, parfois même par automatisme. Et inversement. C’est  ce qui arrive à votre Papa. Le passé est dans une partie de son cerveau et le présent dans une autre. Les connexions sont rompues. » Mais alors, je ne voyais pas trop comment ça pouvait marcher sa méthode. Si les noms des lieux traversés au présent ne renvoient à rien, comment les images anciennes peuvent-elles être raccordées aux images actuelles ?
Un peu plus loin, au-delà de la place Montparnasse, en amorçant la descente de l’avenue vers le carrefour Duroc, la Tour Eiffel s’est présentée à nous, coupée à mi-hauteur par les toits des immeubles sur le côté. La nuit avait commencé à tomber et la tour était illuminée. Son long cou fuselé se dressait au-dessus de la ville, ses deux yeux rouges clignaient, elle nous souriait. Petite, à chaque retour de vacances, je guettais le moment où elle apparaîtrait et annoncerait la fin du voyage. Sur l’autoroute du Sud, par où nous arrivions le plus souvent, elle se montrait, en haut d’une côte d’où on voyait la ville toute entière s’étirer et s’étendre vers les lointains. Et Papa de crier le premier : « Regardez les enfants, les enfants, regardez ! la Tour Eiffel ! » Nous touchions terre, après notre long périple, nous étions bel et bien de retour, nous allions renouer avec le monde dont elle était la gardienne. Nous revenions nous mettre sous son aile protectrice. Elle ne nous quittait pas des yeux, tout le temps que durait la descente. Puis elle finissait par disparaître, je ne sais quand, il n’y avait pas de moment précis, mais c’était bien avant les tunnels, en tout cas, ceux qui mènent au périphérique et nous font pénétrer dans la ville.
- Et ça là-bas, c’est quoi ? tu reconnais ?, n’ai-je pu m’empêcher de lui demander. La nuit était quasiment complète et l’œil de cyclope de la Tour dardait sur nous, par intermittences, son rayon perçant, avant de poursuivre son chemin, et de balayer de son faisceau puissant tous les environs à la ronde. Plus nous avancions, plus elle se tassait, rapetissait et se cachait derrière les immeubles. Il fallait faire vite. Bientôt on ne la verrait plus. Il fallait vite qu’il la reconnaisse et il serait sauvé.
- C’est pas la Tour Eiffel, tout de même ? demanda-t-il, étonné.
Il n’avait pas répondu sur le champ. Son silence, très bref, était révélateur. Il hésitait, il n’était pas sûr de ce qu’il avait avancé. J’avais même le sentiment qu’il n’y croyait pas trop. Il avait simplement déduit de notre conversation antérieure qu’il devait s’agir de la Tour Eiffel, mais ça n’était pas certain, pour lui, comme ça l’était pour moi ou n’importe qui d’autre. Reconnaître la Tour Eiffel constitue un savoir enregistré de longue date, conditionné, prêt à être recraché à la moindre stimulation visuelle.
L’hypothèse était bonne, cependant, la déduction correcte. La preuve d’un esprit encore alerte. Il avait tenté de me donner le change. Il avait voulu me rassurer. Il s’était donc rendu compte de quelque chose, là dans la voiture, et il avait compensé. C’était encourageant.  « Il n’y a aucune raison de croire que votre Papa ait perdu ses facultés intellectuelles. Les différentes zones du cerveau ne sont pas hiérarchisées. Qu’une lésion touche une de ces zones et qu’une de nos facultés mnésiques soit affectée n’implique pas qu’elles le soient toutes. Il ne faut donc pas dramatiser.» Papa pourrait peut-être lutter et ralentir le processus, récupérer ce qui n’avait pas été encore saccagé. Il suffirait peut-être de tout lui réapprendre. De lui montrer les choses et de les lui renommer, comme dans les abécédaires ou les premiers dictionnaires que l’on donne aux enfants.  Il faudrait lui établir des fiches sur les lieux importants. Chaque fiche serait constituée d’une photo et d’un petit texte en regard. « Raccorder la vie passée au présent, tisser de nouvelles connexions», comme avait dit le médecin. C’était tout simple : à une chose, il fallait en adjoindre une autre, à un mot, en accoler un autre. Par exemple, dans la rue de Rivoli, on mange des raviolis. A Montmartre, plein de tartes. Au Trocadéro, on fait du rodéo. Voilà. Il n’y avait qu‘à recouvrir les murs de sa maison de photos de Paris. C’était tout simple. Ça lui servirait de mémoire de secours.
Nous avions depuis longtemps dépassé les Invalides et même traversé la Seine. Nous roulions sur les Champs Elysées. Je n’avais rien osé demander de plus et lui-même se taisait, heureux sans doute que j’aie cessé mon contrôle surprise des connaissances. Je ne trouvais rien pour briser le silence que mon interrogatoire avait généré. Heureusement, nous arrivions. J’ai pris la rue de Tilsitt pour pouvoir me garer au pied de l’immeuble où il habitait mais la seule qui s’est libérée, au terme de plusieurs tours, était en bas de son avenue.
- Il faudra marcher un peu. Ça va aller ?
 - Mais oui. Ne t’inquiète pas. Il n’y a pas de problème, je fais ça tous les matins. Je suis encore vaillant, tu sais.
Vaillant, ça oui, il l’était. Il sortait tous les jours. Descendait jusqu’au kiosque à journaux, à l’angle, puis se rendait chez le marchand de légumes dans la première rue adjacente, avant d’aller dire bonjour à la pharmacienne et acheter du pain à la boulangerie. Ce trajet, aller-retour, avait lieu tous les matins, à de rares variantes près, et s’il n’apparaissait pas, les commerçants s’inquièteraient sans doute. Il n’avait plus devant les yeux qu’un monde restreint. Comment aurait-il pu se souvenir du reste, qu’il ne voyait plus ? « Tout savoir non exploité se perd et c’est normal, affirmait constamment mon prof de philo. Tout organe non mobilisé s’atrophie ou se transforme, c’est comme ça que s’est produite la mutation de l’espèce de grands singes dont nous descendons. Toute fonction non occupée tend à laisser la place aux autres. » Et voilà que Papa illustrait parfaitement cette loi. Sa mémoire des lieux ne pouvait pas fonctionner, non. Elle ne lui servait jamais. Il aurait fallu l’emmener plus souvent faire un tour dans la ville. Le forcer à aller plus loin que le bloc. Retourner avec lui sur les lieux de sa vie. Là où il était né et avait usé ses fonds de culotte, là où il avait travaillé. Montmartre, Place Monge, Rue de Rome, puis Avenue Bugeaud. Ce nom me fascinait. Ça avait beau être un nom franco-français, sans poésie, c’était quand même là que travaillait mon papa, et c’était comme le centre du monde pour moi. Quand ils étaient plus jeunes, avec Maman, ils rentraient à pied du travail, quel que soit le temps, histoire de se délasser. La solution était dans la marche à pied. A défaut, il se contenterait d’un voyage immobile grâce aux fiches de sa mémoire artificielle.
Je l’ai aidé à sortir de la voiture. Le moindre mouvement était douloureux. Il lui fallait mettre ses jambes sur le côté, les poser sur le sol, puis se hisser hors de l’habitacle en prenant appui sur le capot. Une fois debout, il lui fallait retrouver l’équilibre.
 Je l’ai attrapé par le bras pour l’aider à monter sur le trottoir et nous avons commencé l’ascension de l’avenue. Marcher lui était pénible, quoi qu’il dise, et l’avenue était en pente. Nous  avancions à pas de tortue. Je me suis accrochée à lui pour me forcer à ralentir. Nous sommes passés devant son kiosque à journaux. J’attendais qu’il me dise pour la énième fois que c’était là qu’il achetait le journal. Mais non. Ça n’avait pas d’importance, ce soir-là. Nous sommes aussi passés en silence devant la pharmacie qui était fermée, puis nous avons traversé au passage piétons devant la boulangerie. Comme je regardais, à droite et à gauche, pour m’assurer qu’aucune voiture n’arrivait, je l’ai vue. Puis, de l’autre côté, elle a pris place dans le cadre de l’avenue, juste à droite de l’Arc de Triomphe. Elle redressait la tête peu à peu, plus nous avancions, laissant apparaître son long cou d’acier, au sommet duquel sa tête de reptile cherchait encore à m’hypnotiser. On ne voyait que le haut de son corps, aux deux tiers environ. Mais elle était là, incontournable, immuable, visible à l’œil nu. Ça n’était pas une illusion d’optique. C’était le résultat des lois de la perspective. Papa l’avait donc sous les yeux, dès qu’il sortait de chez lui - à l’aller, il suffisait qu’il tourne la tête vers la droite, et au retour qu’il regarde simplement devant lui, qu’il regarde à peine plus loin que le bout de son nez. Elle était là, la Tour Eiffel, elle avait toujours été là, vestale immémoriale, constante et fidèle, comme l’épouse qu’il n’avait plus. Elle était là, elle, c’est lui qui n’y était plus.

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